Lettre au Ministre de l’Education Nationale
Mr le Ministre,
Tout d’abord permettez-moi de vous exposer une situation que vous
connaissez déjà. L’alignement des indemnités de logement, la titularisation, le
paiement des rappels, les mises en soldes sont les motifs récurrents de grèves
et remous dans le système éducatif. Et
depuis des années c’est disons-le, la même chanson, les syndicats vont en grève,
des négociations sont engagées, le gouvernement du Sénégal prend des engagements,
qu’il ne respecte pas. L’année suivante, rebelote, préavis de grève, grèves, négociations
nouvelles, engagements nouveaux, non-respect à nouveau des engagements.
Cette année, nous étions bien partis pour un énième jeu de dupes. Si ce
n’est que les enseignants se sont, de l’avis de mes collègues journalistes,
radicalisés. Et aux grèves se sont ajoutés, les mots d’ordre de rétention de
notes, de boycott des cellules pédagogiques, compositions et conseils de
classes. Motif, le gouvernement n’a pas tenu ses derniers engagements, qu’il
avait jugés réalistes et réalisables. On se souvient en effet, qu’à grand
renfort d’interviews de la Ministre de
la Fonction publique, de la rationalisation des effectifs et du renouveau du
service public, d’articles et
de déclarations dans la presse une opération coup de poing avait été annoncée
pour régulariser les milliers de dossiers de titularisations en souffrance, des
milliers de dossiers donc, d’enseignants dans le circuit depuis parfois une
demi-douzaine d’années voire plus.
Mr le ministre, comme vous le savez déjà, la réponse du gouvernement a été
sans équivoque. Demandes d’explication, mises en demeure, retenues sur les
salaires, blâmes et réquisitions pour rendre les notes retenues nous ont été
servis. Et c’est notre refus de déférer aux réquisitions qui a, disons mis le
feu aux poudres. Le gouvernement a vu là pourtant une occasion inespérée de faire
encore diversion et sursoir à la question sempiternelle de l’alignement des indemnités,
de la titularisation, des mises en soldes et des rappels. Diversion donc
puisque le gouvernement a sommé les enseignants de déférer aux réquisitions,
sous peine de se voir radier ou révoquer de la fonction publique. Entre temps,
les forces de sécurité publique ont servi des convocations, opéré des interrogatoires
et parfois des descentes dans les écoles, mesures que je juge d’autant plus
ineptes que l’insécurité est criante dans notre pays et que des représentants
du peuple sans vergogne aucune ne s’acquittent pas de leurs devoirs fiscaux et
ne se sont vu aucunement opposés des sanctions.
(Vous me direz sans nul doute que votre ministère n’a pas en charge
cette question).
Mr le ministre, la communication que je juge malheureuse, de révocation et
de radiation des enseignants grévistes a provoqué une levée de boucliers,
beaucoup sont ainsi devenus enseignants, (#JeSuisEnseignant). Beaucoup ont évoqué
que ces enseignants étaient des soutiens de famille. M’est avis qu’ils et elles
le sont autant que le sont les laveurs
de voiture, les vendeurs de café et autres travailleuses du sexe. Le propos
n’est pas, mon avis encore, de dire qu’il ne faut pas révoquer des enseignants
parce qu’ils et elles ont des familles. Le propos est de dire que révoquer,
radier, licencier les enseignants serait une mesure d’autant plus absurde que
les enseignants ont des revendications légitimes, justes et justifiées et que le
Président de la république lui-même avait pris des engagements, on me dira que
‘les engagements n’engagent que ceux qui y croient’.
Mr le Ministre, mon sentiment sur le problème des enseignants, c’est
justement que c’est le problème des enseignants. Et à chaque crise, chaque
escalade, c’est à leur bon sens et à leur patriotisme qu’on en appelle pour
regagner les classes et penser à l’avenir des enfants. Personne ne pense que l’école
est un système et que autant les enseignants y ont un rôle, le plus essentiel
cela dit, autant les parents, les pouvoirs publics, la presse y ont un rôle à
jouer outre que d’envoyer les enfants à l’école, de construire des abris
provisoires et de caricaturer un problème aussi sérieux (cf les titres de ces
derniers jours de nos quotidiens d’informations). Toutes ces années, l’association
des parents d’élèves n’a pas à un seul moment appelé l’état du Sénégal à respecter ses engagements et à offrir un
enseignement de qualité à ses enfants. Très rarement, les journalistes sont descendus
sur le terrain pour faire de la collecte et faire des papiers de fond sur la
situation des écoles et les conditions d’apprentissage. Et on a très peu
entendu la société civile et les leaders d’opinion fustiger l’attitude, que je
juge irresponsable, de l’état qui entretient et nourrit la déliquescence de l’école.
Mr le Ministre, à force de propagande, on a réussi à faire de la question
des enseignants une question d’argent alors que tout un chacun sait le salaire dérisoire
que sont payes les enseignants en rapport à leur niveau de formation et aux
heures de travail sur le terrain. D’ailleurs, une grande majorité d’enseignants
opteraient pour d’autres carrières s’ils étaient mus par le gain. Le fait est
qu’il n y a nulle part des fonctionnaires aussi patriotes. Il est vrai que
partout au Sénégal, tout fonctionnaire, tout travailleur fait face à de
nombreuses difficultés dans l’exercice de ses fonctions, activités. Mais aucun
autre fonctionnaire n’est soumis, quotidiennement à autant de pression et de
menaces qu’un enseignant.
Mr le Ministre, dans bien des contrées, les salles de classe servent aussi
de refuge à des rampants et autres animaux errants. Dans certaine région, plus
d’une fois, une enseignante s’est fait agressée par ce que la coutume veut que
les femmes se terrent en certaines occasions. Plus d’une fois, des écoles ont
été incendiées, (en 2015 à Saré Fodé notamment
dans l’IEF de Bounkiling, region de Sedhiou), parce que les populations ne
veulent pas d’une école.
Mr le Ministre, en sus de leur sécurité physique, la santé mentale des
enseignants est constamment mise à rude épreuve, parce que faisant le travail
d’enseignant et d’assistant social (que l’Etat ne recrute plus) face à des
viols d’élèves, a des tensions familiales, a des décès d’élèves etc. Cette année,
nous avons perdu des élèves, dont deux étaient dans mes classes. Le premier
avait débuté la TS, un élève brillant, à l’esprit vif, mais un élève tourmenté
qui a tout bonnement sauté dans un puits après des mois de maladie. Un autre élève
qui faisait la 2S l’année dernière et dont je pensais qu’il avait été transféré
dans une autre école, a trouvé la mort en Lybie, sur la route de l’immigration.
De nombreux cas de grossesses ont été signalées, des jeunes filles mariées, qui
pourraient au prix d’énormes efforts reprendre l’école, mais d’autres, pas mariées,
pour qui c’est indubitablement la fin de l’école. En somme, ce sont dans mes
seules classes une quinzaine d’élèves qui ont disparu des radars, rien que
cette année, pour les raisons su-évoquées, par abandon simple, ou pour conduire
un ‘Jakarta’. Vous me direz Mr qu’il
ne revient pas à votre département de s’occuper de la sécurité et/ou de la
sante des agents de l’Etat que nous sommes.
Mr le ministre, pendant que vous administrez l’Education Nationale, alors
que vous vous occupez de collecter des notes et de concocter des sanctions à apporter
à nos manquements, nous préparons nos cours, nous performons en classe, et nous
gérons au quotidien les drames et traumatismes des élèves qui les transposent
forcément à l’école ou ils passent le plus clair de leur temps. Et chaque
année, NOUS sauvons l’école, en acceptant brimades, amalgames, jugements de
tous et n’importe qui. Comme le dit un collègue, « njarign bima am si deuk bi, duma bayyi niu ma key yaaxal ».
Donc, cette année encore, notre sacerdoce
en bandoulière, nous regagnons la promiscuité de nos classes et le climat
réfractaire de nos écoles auxquelles tout manque. On me dira que les syndicats
d’enseignants ne vont jamais en grève pour fustiger les conditions de travail.
J’y rétorquerais que c’est parce que, depuis des années, c’est la même et seule
revendication qui revient sur la table, parce que jamais satisfaite.
Mr le Ministre, vous n’avez de cesse de nous le rappeler, vous nous confiez
ce que la nation a de plus cher. Souffrez
donc Mr, qu’en acceptant cet insigne honneur et cette immense responsabilité,
nous demandions le minimum qu’une telle tâche requiert de la part de nos
administrateurs. A défaut de conditions idoines de travail, la considération.
Vous ne nous en ferez pas grâce, ce n’est aucunement un privilège. C’est notre
droit le plus absolu. Pas juste en notre qualité d’enseignant et d’éducateur,
mais en notre qualité d’être humain à qui le respect est dû en toute occasion
et à tout moment.
Je vous prie d’agréer Mr le Ministre l’expression de mes salutations.
UNE ENSEIGNANTE
Lettre datant de 2016, adressée alors à Serigne M. Thiam
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