L’homme providentiel: A la lecture de Micheal Hardt et d’Antonio Negri dans Commonwealth


Dans cette période pré-électorale, beaucoup de Sénégalais se demandent quel candidat serait à même de redresser le pays après douze années de grisaille et de pratiques douteuses dans la gestion des affaires et des deniers publics.
Sous le régime de l’alternance, de nombreuses réalisations ont été faites, toutefois, lorsqu’on construisait des immeubles et édifiait des monuments, l’homme sénégalais a été déconstruit, déstructuré.  Beaucoup ont vu dans la crise des valeurs et l’augmentation de l’insécurité, une crise plus grande de gouvernance structurelle qui a vu la désacralisation des fondements de la république et la démystification des institutions.

Nos compatriotes sont ainsi nombreux à souhaiter  bâtir une société nouvelle basée fondamentalement sur l’éthique politique, la dignité, le respect des valeurs et fondements qui font une nation. Chaque électeur, partisan d’un parti politique et sympathisant d’un homme politique croit dur comme fer que son candidat est l’homme providentiel dont le Sénégal a besoin pour se relever. Cette “providentialisation” des candidats résulte de la part importante de l’émotion et/ou de l’Affect dans l’engagement pour un parti politique.  Les militants sont ainsi incapables d’avoir un esprit critique vis à vis de l’idéologie du parti politique et du candidat. Ce dernier est ainsi perçu comme le messie, l’homme providentiel qui sortira le pays de l’ornière et le propulsera sur l’orbite du développement.

Dans cette note, nous allons essayer d’analyser de manière théorique cet homme providentiel sous l’angle du transcendantalisme. Michael Hardt et Antonio Negri, philosophes activistes dans le domaine des Cultural Studies analysent un problème quasi similaire dans leur livre Commonwealth (2011). Avec leur brillant concept du “becoming-prince of the multitude”, Hardt et Negri se livrent à une analyse conceptuelle des situations politiques telles que le Sénégal en vit ces derniers mois. Comment la masse peut-elle éviter de sombrer dans cette théorie de l’homme providentiel? Comment les luttes sociales politiques doivent-elles être menées? En d’autres termes, comment politiser la masse pour qu’elle soit alertée à la duplicité des candidats et à leur incohérence?

En premier lieu, nous allons essayer de résumer Commonwealth et de le placer dans son contexte. Le livre s’inscrit dans cette littérature philosophique en pleine expansion qui met l’accent  sur l’importance de la dimension horizontale dans toute société. Comparée à la dimension verticale entre dirigeants et dirigés, entre intellectuels de salon et la société, entre philosophes bureaucratiques et les réalités sociales, l’horizontalité des relations humaines, surtout dans les luttes politico-syndicales, part du postulat que toute hiérarchie, toute stratification doit être réduite à néant pour que tout un chacun participe de manière effective et libre dans une lutte commune.

Partant d’une lecture Postmarxiste de la chose publique, de la nature, des ressources dont le peuple peut disposer, Hardt et Negri soutiennent que la Nature et ses richesses, ne doivent plus être considérées comme naturelles, mais comme des richesses sociales, d’où la notion du commun. Toutefois, il faut bien signaler que la notion de Commonwealth, vue par ces philosophes, transcende tout nationalisme et se place de surcroit dans la “globalisation” et le pouvoir de “l’Empire” (comprenez l’Occident) a toujours dépolitisé les sociétés non-occidentales et d’exploiter leurs ressources sociales.

Les auteurs de ce livre articulent un projet éthique, une éthique de l’action politique et démocratique à la fois à l’intérieur et contre l’empire (vii). Ce projet s’articule effectivement par “the Becoming-Prince” qui est “the process of the multitude learning of self-rule and inventing lasting democratic forms of social organizations” (viii). Désormais, le prince ce n’est plus ce fils de président ou de monarque dont la succession du père au pouvoir lui serait automatique, légitime et légale. Mais tout un chacun, tout citoyen conscient de la tâche qui l’attend dans ce travail collectif horizontal,  dans les organisations politiques et démocratiques.

Analyser l’homme providentiel à la lumière des idées de Hardt et Negri,  c’est le faire sous l’angle du transcendantalisme. Cette chose providentielle n’est pas toujours comprise ou perçue sous l’image d’un homme, mais souvent sous l’angle d’une idéologie, ou d’une force surnaturelle.

Dans l’histoire les révolutions contre le colonialisme ou toute autre menace extérieure, la religion a plus ou moins joué un rôle de catalyseur pour les masses qui se rebellent. Dans les Etudes Subalternes, cette question est d’actualité. Quelle a été la part des dieux dans les luttes des subalternes contre l’occupant? Pour ce qui est de la révolution algérienne, Frantz Fanon, dans les Damnés de la Terre revient sur la question de manière claire, même si son approche n’est pas sans critique. Certaines critiques et lecteurs de Fanon comme Fouzi Slisli (2008) soutiennent que Frantz Fanon a passé sous silence la force mystique qui était derrière le soulèvement des Algériens contre les Français. Contrairement à l’entendement occidental, Slisli soutient que les “Algerians peasants did not rebel against French colonization out of instinctive, subconscious reflexive mechanisms, as would a pack of wolves.” Au contraire, dit-il, “Islam’s social and political mandate provided an authentic anti-colonial ideology capable of mobilizing the peasant as well as the urban masses.” Il pose la question, “why did Fanon call this anti-colonial culture and tradition a peasant culture instead of what it was: a Muslim Culture?” (104).   Le silence de Fanon sur cette question est compréhensible. Il est possible qu’il ait voulu éviter toute considération mystique dans le processus de la révolution. Pour lui, la libération ne peut venir que grâce à la conscientisation de la population sur les réalités socio-économiques du moment colonial et postcolonial. La solution au problème, en cette occurrence sénégalaise, est à chercher au plus près de la réalité, non pas dans un transcendantalisme aveugle.

Hardt et Negri ont parlé de la même chose dans les luttes révolutionnaires. Selon eux, la politisation de la masse doit se faire suivant ce que Michel Foucault appelle  ”le Dispositif,” c’est à dire la dimension matérielle, sociale, affective et cognitive. Ce dispositif mis en place participe de l’émanation de la subjectivité du citoyen-prince. Selon Hardt et Negri, les forces métaphysiques ne font que saper sinon corrompre l’émergence d’une conscience qui peut aider le citoyen à se désaliéner des contraintes de la notion de providence, ce “god-given gift” venu pour libérer les masses. Pour eux, “believers imagine a foreign power that stands above us on the mountaintops, when in fact the dominant forms of powers are entirely this-worldly” (6). Le citoyen-prince, pour une participation effective dans la lutte commune, doit cesser de regarder aux cieux pour venir à bout de sa condition d’homme opprimé. La libération n’est pas l’apanage d’un homme “déifié” et intronisé au dessus de tous. Elle ne peut se réaliser dans la dimension horizontale dans laquelle tous les participants effacent toute notion de dimension verticale du pouvoir, tout égoisme et tout sollipsisme afin que règne l’interrelation, l’échange d’idées et le travail incessant de la recherche de consensus.

Le pire dans cette “providentialisation,” est de la concevoir sous l’image d’un homme politique. La réalité politique du Sénégal a atteint un stade de “role-playing-game” à tel enseigne que les électeurs ne savent pas où se donner la tête. Cependant, certains électeurs-partisans émotionnels “providentialisent” leurs candidats et le considèrent comme le prophète Moise descendu des cieux pour libérer son peuple.
Or, comme le soulignent Hardt et Negri, le pouvoir de changement réside dans l’intersubjectivité des citoyen-princes, ces nouveaux hommes, capables d’un changement individuel d’abord et prêt à s’engager de manière relationnelle dans le plateau social, ce terrain horizontal où se forment les décisions, et non pas sur les “mountaintops” ou un seul homme, “providentiel”, déciderait du futur de tout un peuple. C’est toute la théorie de la pensée dialectique sociale qui doit être ici mise en œuvre, un dialogisme qui inviterait tout un chacun à la prise de décision. C’est la seule manière de venir à bout du mythe de  l’homme providentiel pour une bonne compréhension et une santé saine des institutions étatiques. Aucun homme n’est providentiel, si Providence il y a, elle se trouve dans les relations sociales horizontales, et non dans la verticalité de ces relations sociales. Le vertical ne fait que reproduire des hiérarchies relationnelles.

Références:

Hardt, M., and Negri, A. Commonwealth. Cambridge, Massachusetts: Harvard University
            Press, 2011
Slisli, Fouzi. “Islam: The Elephant in Fanon’s The Wretched of the Earth” Critique:
            Critical Middle Eastern Studies, vol. 17 (1) 2008, pp: 97-108

Auteurs:
Ndeye Debo Seck
Babacar Faye

article publié le 7 février 2012 dans le site

http://levisionnaireafric1.wordpress.com/2012/02/07/lhomme-providentiel-a-la-lecture-de-micheal-hardt-et-dantonio-negri-dans-commonwealth/

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